Si la
métaphysique est la recherche de l'Absolu ou
de la Réalité sans second, alors elle
ne peut être schématisée,
conceptualisée ou adaptée à
certaines structures mentales individuelles.
L'Absolu, ou Réalité Suprême,
ne peut être circonscrit,
représenté ou placé sur le
plan d'un relativisme empirique, de même
qu'il ne peut être la propriété
exclusive d'un individu ou d'un peuple.
La réalisation métaphysique
nécessite, sans aucun doute, certaines
qualifications, et avant tout une capacité
de synthèse et de compréhension de
l'atemporel. Une grande partie des individus sont
sous le joug de "l'espace-temps-causalité",
dont il est effectivement difficile de sortir. Mais
celui qui veut réaliser la connaissance
métaphysique, celui-là doit voler, il
doit se porter au-delà du temps et de
l'espace, au-delà du contingent, de
l'individuel et du général. En
d'autres termes, il doit savoir demeurer sans
supports. De là vient le nom d'asparsa qui
signifie non-contact, sans relations, sans liens ni
supports. De là vient aussi la juste
attention qui doit lui être portée,
car c'est un type particulier et spécial de
connaissance qui n'opère pas selon le mode
conforme à la connaissance discursive ou
empirique habituellement utilisé. Elle est
la vraie "Voie du Feu" car elle brûle,
à son toucher, toutes les
possibilités d'objectivation de la maya, et
parce que l'être se révèle et
se montre dans sa propre splendeur. Saisir
l'a-temporalité dans son
immédiateté signifie ne s'appuyer sur
aucune pratique yogique ni sur aucun exercice
"psycho-physique" ; cela signifie plonger dans le
présent qui comprend tout et qui
pénètre tout. La réalisation
métaphysique peut être atteinte par ce
type particulier de mental que nous pourrions
appeler mens informalis.
Qui a présenté ce yoga
métaphysique ? Ce sont Gaudapada et
Shankara, les deux grands maîtres de
l'Advaita Vedanta. Dans ses Karika,
Gaudapada affirme : "Salutations à ce yoga
enseigné par les Écritures
bien connu comme asparsa, libre de
relations, bénéfique,
générateur de béatitude pour
tous les êtres, exempt d'oppositions et de
contradictions".
Mandukyakarika, IV, 2
"L'Asparsa Yoga, commente le grand Shankara, est le
yoga sans sparsa, contact ou relation avec quoi que
ce soit ; il est de la nature de Brahman [la
Réalité]. Les connaisseurs de
Brahman l'appellent par ce nom ; en d'autres
termes, le yoga libre de toute relation
[causale] est dit asparsa. Il devient une
bénédiction pour tous les
êtres. Certains aspects du yoga, comme
l'austérité par exemple, sont
associés à la souffrance bien qu'ils
soient dits apporter un bonheur intense ; mais ce
yoga n'appartient pas à de semblables
catégories. Quelle est alors sa nature ?
Elle est béatitude pour tous les
êtres. Nous pouvons dire que la jouissance
d'un type d'objet particulier peut apporter du
bonheur, mais non pas un bien-être stable
[la jouissance, de quelque ordre ou
degré que ce soit, est toujours duelle, par
conséquent conflictuelle] ; l'Asparsa
Yoga, au contraire, apporte la béatitude et
en même temps le bien-être stable parce
que sa nature est au-delà de l'impermanence.
Il est en outre exempt d'oppositions. Pourquoi ?
Parce qu'il est exempt de contradictions. À
ce yoga, enseigné par les Écritures,
j'offre ma salutation."
"Ce yoga, dénommé asparsa "sans aucun
contact" est difficile à comprendre pour
beaucoup de yogi, parce que ceux qui ressentent la
peur [de l'annihilation], là
où elle n'existe pas, en sont
effrayés."
Mandukyakarika, III,
39
"Asparsa Yoga nama : celui-ci est connu, commente
Shankara, comme yoga asparsa, sans
"contact-support", car il n'a de relations avec
rien et qu'il n'est, en conséquence, en
contact avec rien. Les Upanishad le
décrivent. Un yoga de cette sorte est
difficilement accessible aux yogi dépourvus
de la véritable connaissance des
Upanishad. L'idée est que cette
Vérité peut être
réalisée uniquement à la suite
d'un élan dont le couronnement est la
conscience de l'atman en tant qu'unique
Réalité [sans second]. Les
yogi ont peur d'un tel yoga, alors qu'ils ne le
devraient pas. Ceux qui manquent de discernement
craignent, en le pratiquant, l'extinction de leur
individualité, bien que l'asparsa soit
au-delà de toute peur."
La dénomination Asparsa Yoga semble
être une contradiction en ce sens qu'asparsa
signifie "sans contact" alors que yoga signifie
"contact, union de deux choses". Le premier terme
se réfère à ce qui est
dépourvu de relations ; ceci implique la
non-dualité absolue qui, de par sa nature,
ne peut avoir aucun contact avec les choses
puisque, du point de vue de la vérité
ultime, rien d'autre que l'Absolu dans son
indétermination unique ne peut exister. Le
second terme, au contraire, implique relations et
contact entre deux données : la
créature et le Créateur, le jiva
individuel et Isvara, la conscience individuelle et
l'universelle, etc.
À la voie qui mène à l'Absolu,
à l'Un-sans-second, au nirguna Brahman,
Gaudapada, sans aucune exception, donne le nom de
yoga, avec le sens de "méthode", de
modalité opérative pour
éliminer les obstacles qui empêchent
la Vérité de se
révéler.
"La connaissance de l'être illuminé,
qui est omnipénétrante, n'a de
rapport avec aucun objet ; il en est de même
pour les âmes, qui n'ont pas de rapport avec
les objets [...]."
Mandukyakarika, IV,
99
Ceci met en évidence combien la Connaissance
[Brahman], qui est
omnipénétrante et homogène
comme l'éther, n'a pas de rapport avec les
objets, qui sont uniquement des
représentations mentales. Brahman est
non-né, libre de différences et sans
second. L'Asparsa Yoga prend ainsi la voie qui
conduit directement à la réalisation
de l'Être transcendant absolu. Son point de
vue est d'ordre métaphysique pur, car son
vol cible directement le Principe non-duel, sans
descendre le moins du monde au niveau de la
dualité. Il constitue l'authentique
"Philosophie de l'Être" en tant qu'Être
pur et unique. La difficulté
éprouvée pour saisir
l'absoluté est grande, car le mental qui
fonctionne dans le domaine du sujet-objet ne peut
comprendre la non-dualité absolue. Ceux qui
s'efforcent de placer l'Absolu dans le cadre d'une
simple représentation mentale
s'évertuent en vain. L'on peut affirmer que
pour être vraiment compris, ce yoga
nécessite une approche d'Identité
totale et sans équivoque. En d'autres
termes, comme il s'agit d'un yoga sans relations,
il est évidemment et surtout un yoga sans
supports. Il exige donc de se porter
immédiatement dans le Soi, sans l'aide
d'objets extérieurs ni des moyens de
l'individualité elle-même, tels que le
sentir, la volonté ou la connaissance
empirique.
Les autres types de yoga exigent tous un
élan vertical, une impulsion qui parte de
l'individualité en tant qu'effet et qui se
dirige vers sa propre transcendance ; ils
nécessitent donc le "désir". Sur le
sentier métaphysique pur, le facteur
déterminant n'est plus le désir mais
la "conscience-connaissance" même de "se
trouver", d'être. Le disciple n'est plus
poussé, mais retenu ; on pourrait dire qu'il
y a pour lui nécessité non pas
d'acquérir quelque chose d'inférieur
ou de supérieur, mais de résoudre
toutes les instances de la maya, y compris celle de
l'Union telle qu'elle est habituellement
comprise.
Le disciple de l'Asparsa Yoga se retire en
lui-même et comprend l'Absolu qui se
déploie dans toute sa majesté, dans
le tréfonds de son propre cur.
Au-delà de toute idée, de tout
concept, de tout idéal, de toute idole ou de
tout phénomène, il y a Cela : la
Totalité, qui n'est assujettie à
aucun concept ni à aucun changement. Le
"Réintégré
Métaphysique" a la vertu et le
privilège de voir tous les
phénomènes de la vie à la
lumière du Zéro
métaphysique.
L'Asparsa Yoga conduit à la
libération ou, mieux, à la
réintégration active [on ne peut
effectivement plus parler de libération dans
ce type de yoga] et il réalise cette
essence une, indifférenciée et
incréée, ou encore cet état
a-causal, non manifesté et impersonnel dont
chaque univers a émergé tel une
chaîne de perceptions de la lumière de
la maya.
L'Être est, et rien d'autre ne peut
être ajouté, car dire qu'il est "ceci
ou cela" signifie que cet Être n'est pas.
Ajouter encore qu'il pourrait être
différent de ce qu'il est, est affirmer
qu'un fait est et en même temps n'est pas. De
plus, si l'Être est "devenu" ceci ou cela,
alors il doit être venu soit d'un Être,
soit d'un non-être. S'il vient d'un
non-être, c'est affirmer l'absurde, car rien
ne peut naître de rien ; s'il vient de
l'Être, alors on doit admettre que
l'Être vient de l'Être, ce qui signifie
qu'il reste identique à lui-même dans
son indivisibilité, et dans ce cas on ne
peut pas parler de "devenir" ou de "naissance", ou
de se trouver dans une condition autre, puisque
l'Être qui demeure identique à
lui-même ne subit aucun mouvement, aucune
naissance, aucun changement.
Il faut une certaine sorte de compréhension
qui ne soit pas d'ordre sensoriel et
considérer que ce qui est universel, absolu,
a-formel ne peut être transposé dans
une perspective dialectique particulière, ni
selon une conceptualisation rationnelle dogmatique.
Le sentier métaphysique se tient sur le plan
de l'intelligence informelle dont la sphère
émotionnelle est complètement
exclue.
Ce type de yoga est celui de la pure intuition des
choses ou des apparences, au-delà de toute
phénoménologie, de toute raison
commune, de toute religion, de tout changement
social moral et des expériences
sensorielles, toutes ces choses étant le
fruit d'une connaissance indirecte. Les
vérités métaphysiques ne
peuvent pas être enfermées dans des
schémas, des concepts ou des cadres
analytiques mentaux, car elles transcendent toute
expérience physique. D'un autre
côté, il n'est pas facile de
méditer sur ce qui ne correspond pas
à une donnée "sensible-formelle" ; le
mental sensoriel a besoin de concevoir une
réalité qui soit en relation avec une
forme, une image, et le plus souvent l'image
elle-même emprisonne le penseur qui devrait
être, au contraire, toujours
indépendant. Le sentier métaphysique
présente des difficultés parce que
l'on doit abandonner le processus normal de
pensée et se mettre dans des conditions de
compréhension a-dimensionnelles, a-formelles
tout à fait non ordinaires. Cela requiert
évidemment un abandon de l'inconscient
personnel et collectif.
Une approche prématurée de ce sentier
peut paralyser le processus normal de la perception
et de la pensée sensibles, sans que
s'ensuive la possibilité d'un accès
à une compréhension
supérieure. Il en résulte alors une
inertie mentale et une confusion sans limites, avec
des états de conscience aberrants qui
conduisent à l'annihilation de la dynamique
représentative du mental. Ce danger peut
être plus aigu ici, en Occident, où
notre tendance nous porte vers un type de mental
"sensible-formel" et auquel nous attribuons, entre
autres, une valeur unique et
irremplaçable.
La voie métaphysique est certainement une
voie qui comprend l'Infini avec toutes ses
possibilités de manifestation et de
non-manifestation ; mais cette compréhension
est Réalisation intégrale, en ce sens
qu'elle s'avère être l'Identité
effective, consciente, non théorique de
l'adepte [sinon cette connaissance ne serait
que d'ordre sensoriel ou "rationnel-formel", donc
ne relevant que de l'érudition] car
celle-ci a toujours existé, sans jamais
aucune atténuation. On n'accède pas
à l'Asparsa Yoga par une discipline que l'on
s'impose, ni par la foi ou la dévotion, ni
même par quelque action née de
l'expression individuelle sensible, mais par une
profonde conscience de soi intérieure : tout
mouvement énergétique extraverti tend
à s'épuiser car l'esprit est
complètement affranchi. Une fois que le
point indivis est atteint, la notion de mouvement
de translation disparaît ; lorsque la forme
est transcendée ou le reflet éteint,
l'esprit retourne à sa propre essence,
dénuée de cause, de temps et
d'espace.
L'Asparsa Yoga représente le degré
ultime et l'objectif de toute expérience et
de toute possibilité de réalisation
humaine. Au-delà de toute expérience,
il y a le "moment" de la compréhension
totale de notre essence même ; c'est la
maturité de l'équilibre parfait et de
l'a-condition pré-existentielle. L'individu
ordinaire est lié aux concepts du temps et
de l'espace, et donc au manifesté, à
l'objet qui évolue ; peu nombreux sont ceux
qui sont capables de dévoiler cet
éternel présent, l'alpha et l'omega
de ce qu'on appelle communément le
changement. Le métaphysicien, non satisfait
d'avoir connu et transcendé le domaine
limité du sujet-objet, ose s'élever
jusqu'au degré ultime a-formel de
l'échelle vibratoire universelle pour se
découvrir.
L'Asparsa Yoga peut être
considéré comme la plus haute
expression de la connaissance spirituelle, ou
plutôt comme une "compréhension" par
identification auto-existentielle, qui conduit de
façon intégrale de l'irréel au
Réel, de la mort à la Vie, du fini
à l'Infini, du relatif "humain-divin"
à l'Absolu non-qualifié sans second,
de la différenciation illusoire à
l'Identité suprême.
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