Je
peux vous raconter une autre histoire, moins
extrême que celle-ci, mais néanmoins
intéressante. Je suis arrivé du
Punjab à Lucknow en 1947. Je travaillais,
car il me fallait subvenir aux besoins de tous les
membres de ma famille qui mavaient suivi, en
quittant ce qui est maintenant devenu le Pakistan.
Il marrivait dêtre absorbé
dans des états en lesquels je navais
pas vraiment conscience de ce qui se
déroulait autour de moi. Je me
déplaçais à pied et
accomplissais diverses tâches, sans jamais
être trop conscient des actions
queffectuait le corps. Je ne remarquais
même pas ce qui se déroulait alentour,
mais cela métait sans importance.
Quelque chose prenait soin de moi, assurait la
sécurité du corps et lui faisait
exécuter ses activités.
Il en était de même alors que je
travaillais à Madras. Jallais à
pied de Mylapore à Mount Road et,
malgré mes tentatives pour être
attentif à la circulation, je sentais que ma
conscience des choses extérieures
disparaissait. Je me retrouvais à
destination sans le moindre souvenir davoir
traversé plusieurs rues.
Jai quand même eu un accident à
Lucknow en 1948. Alors que je marchais de Lallbagh
au bureau de poste de Hazratganj, une voiture qui
roulait plutôt vite me percuta. En cette
période, circulaient encore des
véhicules davant-guerre avec des
pare-chocs en métal les contournant
entièrement, de sorte que des gens pouvaient
se tenir debout dessus sur les côtés
pendant que les voitures roulaient. Une vieille
Ford me frappa par derrière ; le choc
fut si violent que le pare-chocs se détacha
et tomba. Quand je me rendis compte de ce qui
métait arrivé, je
laperçus sur le bord de la route juste
à côté de moi. Juste avant
laccident, jétais dans lun
de ces états dabsorption dont je viens
de parler, donc je ne me souviens de rien
concernant laccident lui-même. Tous les
détails me furent communiqués
ultérieurement par la foule qui
sétait rassemblée autour de mon
corps tombé au milieu de la rue. Ce fut un
accident avec délit de fuite, ma-t-on
dit, et tout le monde me croyait grièvement
blessé puisque javais
été violemment percuté par une
voiture roulant à vive allure. Pourtant, je
me suis relevé, complètement indemne.
Mon pantalon avait été
déchiré, mais quand je le relevais
pour voir létendue des
dégâts, je navais quune
petite égratignure à la jambe. Les
passants voulaient tous que jaille porter
plainte au poste de police, mais comme je
nétais pas blessé,
jignorai leurs suggestions.
Telles furent mes expériences. Non
seulement, vous pouvez vivre et travailler sans
mental, mais vous pouvez également vivre et
travailler sans la moindre conscience du monde
extérieur. Qui alors prendra soin de
vous ? La puissance en laquelle vous
êtes absorbé prend soin de vous. Elle
dicte ses ordres et le corps obéit à
ses instructions. Cest un mode de vie que
vous devez expérimenter par vous même.
Cela ne peut pas faire lobjet dune
pratique.
Il y a quelques temps, nous avons parlé des
réactions que lon peut avoir
lorsquon se retrouve soudainement face
à un serpent. À ce moment
précis, vous navez nullement besoin de
réfléchir quant à
laction à suivre, ni de demander
conseil aux autres. La bonne réaction se
présentera spontanément et
automatiquement et cela, en labsence totale
de doutes et de pensées.
Question : Du temps où vous
travailliez dans les mines, vous deviez être
confronté à de nombreuses situations
auxquelles il vous fallait réfléchir.
Des rendez-vous, de la comptabilité, de la
paperasse, et ainsi de suite. Comment faites-vous
pour accomplir ce type de travail sans penser, ni
planifier, ni organiser votre emploi du temps ?
Papaji : [tout en riant] Cest
comme conduire cette voiture de nuit. Quelque chose
vous fait agir correctement au bon moment,
même si vous navez pas conscience de ce
que vous faites ni de pourquoi vous le faites.
Jai vécu de nombreuses
expériences de ce type.
Question : [nouvel interlocuteur]
Nous avons eu une discussion semblable un peu plus
tôt. En fait, il y a de cela très
longtemps. Vous avez énuméré
trois sortes de réactions. Cet incident de
la voiture être frappé par une
voiture sans avoir conscience ni du véhicule
ni du corps était lun
deux. Un rickshaw ma percuté
dans le bazar il y a quelques jours. Je me suis
relevé, retourné et ma
réaction immédiate a
été la colère, car je ne me
trouvais pas au milieu de la route.
Jétais à un endroit par lequel
le rickshaw naurait pas dû passer.
Puis, sans vraiment y réfléchir, la
colère sest apaisée. Jai
réalisé que ce nétait
pas la peine de sénerver, donc ma
colère sest simplement calmée
et sest évanouie. Ceci est la seconde
sorte de réaction. Il a été
question dune troisième dans laquelle
on se met vraiment en colère envers la
personne qui nous a blessé et où
lon réagit en lui criant après
ou même en la frappant. Ce sont là les
trois sortes de réactions que vous aviez
décrites.
Papaji : Oui je me souviens en avoir
parlé. Dans le premier cas, il ny a
personne pour réagir. Dans le second, une
brève réaction survient, après
laquelle on revient à son état
normal, et dans le troisième, on perd le
contrôle de ses émotions. Avoir
été percuté par la voiture
appartient à la première
catégorie.
Question : Je sais que ce nest pas
pareil, mais de nombreuses années
auparavant, alors que je buvais beaucoup, il
marrivait davoir des absences
des périodes pendant lesquelles je ne savais
strictement rien. Bien que je ne me souvienne pas
de ces états par la suite,
jétais capable de conduire une voiture
correctement, sans avoir le moindre souvenir
davoir fait cela après coup. Ces
états pouvaient durer une heure ou plus. On
peut même accomplir des tâches
compliquées. Ceux qui vous regardent faire
nont aucune idée de votre état
débriété, et ensuite,
vous nen avez vous-même aucun souvenir
que ce soit.
Jai lu quelque part que les gens qui se
retrouvent dans ces états, que ce soit sous
drogues ou sous alcool, lancent une sorte
dappel secret au Soi afin quIl les
prenne en charge et quIl soit responsable de
leurs actes. Il ne sagit pas dun
désir conscient de se trouver dans un
état doubli total dû à
livresse, mais dun désir
inconscient de se reconnecter au Soi qui
prend soin de vous quand vous nen êtes
plus capable. Je doute que vous soyez daccord
avec cela.
Papaji : Non, vous ne pouvez atteindre le
Soi par ces méthodes. Ce sont des
états en lesquels le côté
inconscient de lesprit peut soccuper de
vous, mais, ceux-ci nen demeurent pas moins
des états desprit mentaux subtils.
Lesprit est capable de pouvoirs
extraordinaires, mais ils nen appartiennent
pas moins au domaine mental. En 1932, je vivais et
travaillais à Bombay. Un de mes voisins me
rendit visite et me dit : "Mon cousin est venu de
Saurashtra. Il na que seize ans et une
prédiction lui a dit quil ne vivrait
que jusquà dix-huit ans. Lun des
Maharajas des états princiers de la
région a entrepris de soccuper de son
cas et va lemmener à Londres à
ses frais, car il a des pouvoirs remarquables.
Qua-t-il de si spécial ? Lui
demandai-je.
Vous pouvez lui poser la question qui vous
plaît et il vous répondra
correctement. La réponse juste lui vient
automatiquement puis il lexprime. Et, si vous
écrivez quelques phrases sur un papier que
vous mettez dans votre poche, il sera capable de
vous dire ce qui a été écrit,
sans même jamais lavoir vu au
préalable. Tu peux venir avec moi lui rendre
visite et le mettre à lépreuve
si tu ne me crois pas."
Jai toujours été fasciné
par ce genre de cas, mais en même temps,
jai tendance à être très
sceptique. Jaime mettre ces personnes
à lépreuve pour massurer
quil ne sagit pas dune
supercherie.
Je me suis dit : "Ce garçon vient de
Saurashtra. Je vais mettre dans ma poche un
poème, rédigé dans sa langue
perse originale, et voir ce quil en dit."
Je me rendis auprès de lui avec mon cousin.
Il était entouré dune foule
immense, toute en attente de réponses
concernant des événements à
venir :
"Ma femme est enceinte. Aura-t-elle un
garçon ou une fille ?"
"Jai signé un contrat daffaire
la semaine dernière. Aurai-je des
bénéfices en retour ?"
Mes voisins buvaient ses paroles comme du petit
lait et y croyaient dur comme fer.
Je me suis avancé lors dune pause au
milieu des questions : "Jai un papier dans la
poche. Pouvez-vous lire ce qui est écrit
dessus ?"
Sans hésitation aucune, le jeune homme
récita le poème perse, une langue
quil ne connaissait pas, et il
sexécuta avec un très bon
accent.
Je lui demandai : "Comment avez-vous appris
à faire cela ?
Je ne lai pas appris. Personne ne me
la enseigné. Jai simplement
découvert que jen étais
capable. Je ne sais pas doù viennent
les mots. Les gens me posent des questions, les
mots sortent de ma bouche, et ce sont toujours les
bons."
Ce sont des tours de nature mentale, des siddhi,
qui viennent soit de façon naturelle, soit
que lon acquiert par leffort. Ils ne
sont pas la conséquence de
létat vide dactivité
mentale dont je parlais plus tôt.
Question : Je ne savais pas que vous
connaissiez le perse. Quand lavez-vous appris
?
Papaji : Cette matière était
obligatoire à lécole. Il existe
de forts liens culturels entre le Punjab et la
Perse. Afin de pouvoir travailler dans le
gouvernement, il fallait donc réussir des
examens en ourdou et en perse, cest pourquoi
ces langues étaient enseignées
à tous. Jaimais bien le perse, alors
jai continué à le travailler
après lécole. Javais un
livre de poésie perse en poche quand
jétais à Bombay, parce que
jaimais lire cette poésie. Swamiji
[Swami Ramanananda] menvoie encore
aujourdhui des poèmes perses, de
Tiruvannamalai.
Question : Lisez-vous toujours ce genre de
choses ? Avez-vous seulement le temps et
lenvie de lire de la poésie ?
Papaji : Je nai pas beaucoup de temps
en ce moment et je nen avais pas beaucoup
plus à lépoque.
Jétais très occupé par
la nécessité de gagner ma vie.
Question : Peut-être était-ce
votre chance de ne pas avoir beaucoup de temps
à consacrer à la lecture. Ainsi, vous
naviez pas le temps de remplir votre esprit
de concepts.
Papaji : Je suis né dans un endroit
où lon ne trouvait que très
peu, ou même aucune littérature
concernant la liberté. Je viens dune
famille cultivée, qui connaissait bien la
littérature, mais les livres sur ce sujet
nétaient tout simplement pas
disponibles. Nous faisions partie dune petite
enclave brahmine dans une région à
prédominance musulmane. Le discours
religieux en vigueur ne concernait que lIslam
et les mosquées. Les rituels Hindous
nétaient que très rarement
pratiqués. Je pense que cétait
une bonne chose, sinon peut-être me serais-je
égaré dans les livres et les rituels.
Personne ne ma jamais exhorté : "Tu
dois suivre telle ou telle pratique." Ce contexte
était absent.
Question : [la personne qui devait
écrire au sujet de son séjour]
Quelle partie de lInde était-ce ?
Papaji : Une partie du Punjab maintenant au
Pakistan.
[pause]
Si vous vous laissez prendre par eux, les mots
peuvent vous éloigner du Soi, mais si vous
remontez leur parcours jusquà leur
origine, ils peuvent également vous ramener
au Soi. Mettons que vous voyez quelque chose
décrit sur une page. Avant
davoir été couché sur le
papier, ce mot était dans lesprit de
quelquun. Pour que ce mot émerge, il
doit avoir été
précédé dune
pensée. Doù ce mot a-t-il
été puisé ? Doù
le vole-t-on ? Du silence. Pourquoi ne pas
retourner au silence, locéan de
silence doù tous les mots doivent
prendre leur Source ? Formuler un mot mentalement
est en réalité un empêchement
au vécu de ce silence. Le silence est en
permanence présent, mais à la
formation dun mot, vous obstruez le flot de
ce silence intérieur. Un flot de silence
sécoule entre nous, mais si vous
prononcez un mot, vous perdrez le contact avec ce
flot. Écoutez et soyez attentif. Cest
tout ce que vous avez à faire.
Pouvez-vous traiter ce sujet dans votre rapport ?
Cest un enseignement véritable, une
vraie compréhension, mais que peut-on
écrire le concernant ? Quel que soit le
commentaire additionnel que vous y ajoutiez, quels
que soient les mots utilisés pour le
décrire, tous sont faux. Ils seront faux,
ils seront sans réalité. Même
le mot "silence" est faux. Conservez simplement le
silence, nen parlez pas.
Toute obstruction, toute manifestation,
émerge du "je". La peur, tout ce qui
apparaît devant vous, le passé, le
présent, le futur, tout cela vient de ce
seul mot : "je". Cela doit bien avoir une origine.
Pourquoi ne pas aller vous-même en ce lieu,
et voir ce qui sy trouve ? Trouvez
doù émerge ce mot "je" et il en
sera fini de tout. Chacun en est capable, mais
personne ne peut vous y aider. Aucun effort ne vous
y mènera et personne ne peut vous dire ce
que cest. Vous navez besoin de rien
pour trouver ce lieu.
Question : Pourquoi sommes-nous assis ici,
si nous navons pas besoin daide ?
Papaji : Pour entendre ce que je dis.
Personne ne vous a jamais dit ceci auparavant.
Pourquoi êtes-vous assis ici ? Pour
mentendre dire : "Ne soyez pas assis
"là", asseyez-vous "ici"." Voilà
pourquoi vous venez : pour découvrir comment
sasseoir "ici" et non pas "là".
Question : [nouvel interlocuteur]
Être ici est un grand plaisir. Cest le
meilleur endroit qui soit.
Papaji : Vous êtes venu ici pour
être ici. Vous êtes venu ici et nulle
par ailleurs. Qui dautre vous dira cela ?
Tout le monde va vous dire : "Allez là !
Rendez-vous là-bas ! Allez là !" Un
"maître" qui vous dit de faire quelque chose
ou daller quelque part ne mérite pas
dêtre un maître. Sil vous
enseigne de faire quoi que ce soit, de faire un
effort qui produira quelque résultat dans le
futur, cest quil nest en aucun
cas un maître véritable. Comment le
qualifier ? Cest un prédicateur. Le
maître, si nous voulons vraiment utiliser ce
mot, est assis dans la vérité
silencieuse. Cest en étant dans ce
silence que lon parle de la
vérité. Le silence est votre
maître, ici, maintenant, en vous. Si vous
désirez un maître, cest cela le
maître. Si vous voulez le satsang,
voilà le satsang. Où pourrez-vous
aller pour le satsang ? Venez "ici". "Ici" signifie
silence. Pas même une seule pensée ne
doit se pointer au sein de ce silence. Cest
cela le satsang, lassociation à son
propre Soi. La vraie sanga est de rester tel que
vous êtes. Si vous y arrivez, cest le
satsang.
Question : [nouvel interlocuteur]
Cest ici.
Papaji : Lassociation au Soi est seul
satsang. Rien dautre ne mérite ce nom.
Voyez pour vous même. Lorsque vous êtes
avec votre Soi, il nexiste personne qui
puisse vous tromper, personne qui puisse vous
induire en erreur. Il nexiste aucun
fourvoiement, aucune tromperie, aucune parole, rien
que la vérité même. Ce lieu
où nexiste pas la moindre
dualité est appelé le satsang. Se
rendre nimporte où, hormis "ici", ne
sera daucune aide. Essayez pour voir.
Adressez-vous aux dieux et ils tenteront de vous
duper.
Ils vous diront : "Voue-moi un culte et je
taccorderai ce que tu veux."
Ce sont là les promesses des dieux. Pourquoi
les écouter et se plier à leurs
commandements ? Pourquoi ne pas être
plutôt en satsang ? Quand
nêtes-vous pas en satsang ? Dites-le
moi ! À quel moment nêtes-vous
pas en satsang ?
Question : Il ny a pas de temps. Il
nest pas de moment qui ne soit satsang.
Papaji : [tout en riant] Vous y
êtes ! Cest le satsang ! Le satsang
doit être permanent, continûment,
sinon, ce nest pas le satsang.
Question : [il semble faire
lexpérience du satsang dont Papaji
parle] Vous avez raison. Cest
"ridicule".
Papaji : [rit encore] Il est
très beau !
Question : Et vous de même.
Papaji : Ceci est satsang ! Voici le satsang
! Je voudrais vous embrasser. Létat
quil vit est magnifique. Montrez-moi votre
visage. Voilà un visage que je peux
embrasser.
Question : [éclate de rire]
Ça ne marchera pas.
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