Nisargadatta
: Verbalement oui. Mais vos paroles ne
m'atteignent pas. Mon monde n'est pas un univers
verbal. Dans votre monde, l'inexprimé
n'existe pas ; dans le mien, les mots et leur
contenu sont dénués de vie. Dans
votre monde, rien n'est stable ; dans le mien
rien ne change. Mon monde est réel,
alors que le vôtre est fait de
rêves.
Question : Pourtant, nous avons une
conversation.
Nisargadatta : Le dialogue appartient
à votre monde. Dans le mien il règne
le silence éternel. Mon silence chante, mon
vide est plein, je ne manque de rien. Vous ne
pouvez connaître mon monde tant que vous n'y
êtes pas.
Question : Vous semblez être seul dans
votre monde.
Nisargadatta : Comment pouvez-vous dire seul
ou pas seul, quand les mots ne s'y rapportent pas ?
Bien sûr que je suis seul, car je suis
tout.
Question : Ne venez-vous jamais dans notre
monde ?
Nisargadatta : Que signifient aller et venir
pour moi ? À nouveau, ce sont des mots. Je
suis. D'où puis-je venir et où
pourrais-je aller ?
Question : En quoi votre monde m'est-il
utile ?
Nisargadatta : Vous devriez observer votre
monde de plus près, l'examiner de
façon critique et, un jour vous vous
retrouverez soudainement dans le mien.
Question : Qu'avons-nous à gagner en
faisant cela ?
Nisargadatta : Vous ne gagnez rien. Vous
n'emportez pas ce qui n'est pas vôtre et vous
découvrez ce que vous n'avez jamais perdu
votre propre Être.
Question : Qui commande dans votre monde
?
Nisargadatta : Il n'est sous la gouvernance
d'aucun dirigeant, et personne n'y est
gouverné. Il n'est pas la moindre
dualité. Vous ne faites que projeter vos
propres idées. Vos Ecritures et vos dieux ne
représentent rien ici.
Question : Vous possédez cependant un
nom et une forme, vous faites preuve de conscience
et d'activité.
Nisargadatta : Cest limpression
que je donne au sein de votre monde. Dans le mien,
seul Être existe ; et rien d'autre. Vous
autres ressentez de la richesse avec vos
idées de possession, de quantité et
de qualité. Je suis entièrement
dénué d'idées.
Question : Mon monde est sujet au trouble,
à la détresse et au désespoir.
Vous semblez vivre avec des revenus cachés,
alors que je dois trimer pour gagner ma vie.
Nisargadatta : Faites comme bon vous semble.
Vous êtes libre de quitter votre monde pour
rejoindre le mien.
Question : Comment faire la traversée
?
Nisargadatta : Voyez votre monde tel qu'il
est, non pas comme vous l'imaginez. Le discernement
mènera au détachement ; le
détachement vous assurera d'agir de
façon juste ; l'action juste construira le
pont intérieur qui conduira vers votre
Être véritable. L'action est une
preuve de votre ferveur. Faites ce que l'on vous
dit avec diligence et foi, et tous les obstacles
s'évanouiront.
Question : Etes-vous heureux ?
Nisargadatta : Dans votre monde, je serais
des plus malheureux. Se réveiller, manger,
parler, dormir à nouveau quelle barbe
!
Question : Alors, vous ne voulez même
pas vivre ?
Nisargadatta : Vivre, mourir comme ce
sont des mots dénués de sens ! Alors
que vous me voyez en vie, je suis mort. Quand vous
me pensez mort, je suis en vie. Vous êtes
dans la confusion la plus totale !
Question : Ce que vous pouvez être
indifférent ! Toutes les souffrances de
notre monde sont telles un néant à
vos yeux.
Nisargadatta : J'ai parfaitement conscience
de vos problèmes.
Question : Alors, que faites-vous pour les
soulager ?
Nisargadatta : Je n'ai pas besoin de faire
quoi que ce soit. Ils vont et viennent.
Question : Disparaissent-ils rien qu'en leur
accordant de l'attention ?
Nisargadatta : Oui. La difficulté
peut être de nature physique,
émotionnelle ou mentale ; mais elle est
toujours individuelle. Les calamités
à grande échelle sont la somme de
destinées individuelles innombrables et
prennent du temps à se résorber. Mais
la mort n'est jamais une calamité !
Question : Même quand un homme est
assassiné ?
Nisargadatta : La calamité est celle
du tueur.
Question : Quand-même, deux mondes me
semblent exister : le mien et le vôtre.
Nisargadatta : Le mien est réel, le
vôtre est mental.
Question : Imaginez un rocher dans lequel il
y a un trou où se trouve une grenouille.
Disons que sa vie se déroule dans la
félicité parfaite, sans distractions
ni dérangements. Le monde continue à
tourner à l'extérieur du rocher. Si
la grenouille était au courant du monde
extérieur, elle tiendrait ce propos : "Une
telle chose n'existe pas. Mon monde est fait de
paix et de félicité. Votre monde
n'est qu'une structure en mots, il est sans
existence." Il en va de même pour vous. Quand
vous nous dites que notre monde n'existe tout
bonnement pas, il n'y a pas de discussion possible.
Ou, prenons un autre exemple. Je vais consulter un
médecin pour des douleurs au ventre. Il
m'ausculte et me dit : "Vous n'avez rien." "Mais,
j'ai mal", lui dis-je. "Votre douleur est mentale",
m'assure-t-il. Je dis : "Savoir que ma douleur est
mentale ne mest daucune aide. Vous
êtes docteur, soignez cette douleur. Si vous
n'en êtes pas capable, alors vous
n'êtes pas mon médecin."
Nisargadatta : Tout-à-fait juste.
Question : Vous avez construit les rails,
mais sans pont, aucun train ne peut traverser.
Veuillez construire le pont.
Nisargadatta : Il nest besoin
daucun pont.
Question : Quelque lien entre votre monde et
le mien doit bien exister.
Nisargadatta : Aucun lien n'est
nécessaire entre un monde réel et un
monde imaginaire, car il ne peut pas y en
avoir.
Question : Alors que pouvons-nous faire
?
Nisargadatta : Examinez votre monde,
appliquez-vous à cette observation de tout
votre esprit, examinez-le de manière
critique, inspectez attentivement chaque
idée le concernant ; cela suffira.
Question : Le monde est trop grand pour ce
genre d'investigation. Tout ce que je sais, c'est
que jexiste, le monde existe, le monde me
cause des problèmes et je lui en cause
également.
Nisargadatta : Dans mon expérience,
tout est félicité. Mais le
désir de félicité crée
la souffrance. Ainsi, la félicité
devient le germe de la souffrance. L'univers entier
de la souffrance nait du désir. Abandonnez
l'aspiration au plaisir et vous ne saurez
même pas ce qu'est la souffrance.
Question : Pourquoi le plaisir doit-il
être le germe de la souffrance ?
Nisargadatta : Parce que vous commettez de
nombreux péchés au nom du plaisir. Et
les fruits du péché sont la
souffrance et la douleur.
Question : D'après vous, le monde ne
nous est pas utile il n'est que tribulation.
Je ne le ressens pas ainsi. Dieu n'est pas si
insensé. Le monde m'apparaît comme une
grande entreprise dont le but est de transformer le
potentiel en actuel, le matériel en vivant,
l'inconscient en pleine conscience. Pour
réaliser le Suprême il nous faut
l'expérience des contraires. De la
même façon que pour construire un
temple nous devons avoir des pierres et du mortier,
du bois et du fer, du verre et des tuiles ; pour
transformer l'homme en sage divin, en Maître
sur la vie et la mort, il nous faut le
matériau de chaque expérience. Tout
comme la femme se rend au marché,
achète toutes sortes de provisions, rentre
à la maison, fait la cuisine, cuit des
gâteaux et nourrit son seigneur, nous nous
cuisons nous-mêmes à point dans le feu
de la vie et nourrissons notre Dieu.
Nisargadatta : Bien, si c'est-ce que vous
pensez, allez-y. Nourrissez alors votre Dieu.
Question : Un enfant va à
l'école et apprend beaucoup de choses, qui
plus tard ne lui serviront pas. Cependant, il
grandit pendant tout ce processus d'apprentissage.
Nous aussi, traversons un nombre incalculable
d'expériences puis les oublions, mais tout
du long, nous grandissons. Et qu'est-ce qu'un
jnani, sinon un homme qui a du génie pour la
réalité ? Ce monde, qui est mien, ne
peut pas être fortuit. Il a un sens, il n'est
pas sans dessein. Mon Dieu a un plan.
Nisargadatta : Si le monde est faux, alors
le dessein et son créateur le sont
également.
Question : À nouveau, vous
déniez le monde. Il n'y a pas de pont entre
nous.
Nisargadatta : Un pont n'est pas
nécessaire. Votre erreur est de croire que
vous êtes né. Vous n'êtes jamais
né et jamais vous ne mourrez, mais vous
croyez être né à une date
particulière, en un lieu donné, et
que ce corps-ci est le vôtre.
Question : Le monde est, je suis. Ce sont
des faits.
Nisargadatta : Pourquoi vous
inquiétez-vous du monde avant de vous
occuper de vous-même ? Vous voulez sauver le
monde, n'est-ce pas ? Pouvez-vous faire passer le
salut du monde avant le vôtre ? Et que
signifie être sauvé ? Sauvé de
quoi ? De l'illusion. Le salut c'est voir les
choses telles qu'elles sont. Je ne me
perçois pas du tout comme étant
lié à qui que ce soit, ni à
quoi que ce soit. Même pas à un soi,
quoi qu'il puisse être. Je demeure à
jamais non défini. Je suis au-dedans et
au-delà intérieur et
inaccessible.
Question : Comment y-êtes vous
arrivé ?
Nisargadatta : Par la confiance en mon Guru.
Il m'a dit : "Vous seul êtes", et je n'ai pas
un seul instant douté de sa parole. Je n'ai
fait qu'essayer de la comprendre, et cela,
jusqu'à ce que je réalise combien
elle était absolument véridique.
Question : La conviction par la
répétition ?
Nisargadatta : Par la réalisation du
Soi. Je me suis découvert être
absolument conscient et heureux. J'ai vu que par
erreur je pensais devoir
l'être-conscience-félicité au
corps et au monde des corps.
Question : Vous n'êtes pas un
érudit. Vous n'avez pas beaucoup lu et ce
que vous avez étudié, ou entendu
dire, nétait peut-être pas
souvent contradictoire. J'ai, pour ma part, une
grande érudition et j'ai beaucoup lu. Mes
découvertes m'ont montré que les
livres et les enseignants se contredisent à
n'en plus finir. C'est pourquoi j'aborde tout ce
que je lis et entends avec beaucoup
d'hésitation. Ma première
réaction est la suivante : "Il se peut qu'il
en soit ainsi, mais peut-être pas." Comme mon
esprit est incapable de juger de ce qui est vrai et
de ce qui ne l'est pas, je reste dans le doute.
Dans le yoga, un esprit en proie au doute est un
grand inconvénient.
Nisargadatta : Je suis heureux de vous
l'entendre dire ; mais mon Guru m'a aussi
enseigné à douter de tout et
de façon absolue. Il m'a dit : "N'accorde
pas la moindre existence à quoi ce soit,
sauf à ton propre Être." C'est par
désir que vous avez créé le
monde avec son lot de souffrances et de
plaisirs.
Question : Doit-il être
également pénible ?
Nisargadatta : Comment peut-il en être
autrement ? Le plaisir est limité et
transitoire par nature. Le désir naît
de la douleur, dans la douleur il recherche
l'accomplissement et il trouve sa fin dans la
souffrance de la frustration et du
désespoir. L'affliction est
l'arrière-plan du plaisir, toute quête
de plaisir naît dans la douleur et prend fin
dans la douleur.
Question : Ce que vous dites est très
clair pour moi. Mais quand il m'arrive quelque
trouble d'ordre physique ou mental, mon esprit
devient morose et s'assombrit, ou encore, il se met
en quête d'un soulagement de manière
effrénée.
Nisargadatta : Et alors ? C'est l'esprit qui
vit la morosité ou l'agitation, pas vous.
Regardez, toutes sortes de choses se passent dans
cette pièce. Sont-elles de mon fait ? Elles
se produisent d'elles-mêmes. Il en est de
même en vous le rouleau de la
destiné se déploie et actualise
l'inévitable. Vous ne pouvez pas changer le
cours des choses, mais vous pouvez changer votre
attitude, et ce qui compte vraiment, c'est
l'attitude et non le seul évènement.
Le monde est le royaume des désirs et des
peurs. Vous ne pouvez y trouver la paix. Pour vivre
la paix, vous devez dépasser le monde. La
cause première du monde est l'amour de
soi-même. C'est à cause de lui que
nous recherchons le plaisir et que nous voulons
éviter la souffrance. Remplacez l'amour de
soi-même par l'amour du Soi, et tout le
tableau se transforme. Brahma, le Créateur,
figure la somme de tous les désirs. Le monde
est l'instrument qui sert à leur
accomplissement. Les âmes s'adonnent aux
plaisirs qu'elles désirent et payent le prix
dans les larmes. Le temps harmonise les comptes. Le
règne de la loi de l'équilibre est
souverain.
Question : On doit d'abord être un
homme avant d'être surhumain. L'âge
d'homme est le fruit d'expériences
innombrables. Le désir pousse à
l'expérience. En conséquence, au
moment opportun et à un certain niveau, le
désir est à sa place.
Nisargadatta : Tout ceci est vrai, d'une
certaine manière. Mais un jour vient,
où vous avez accumulé suffisamment et
où il est temps de vous mettre à
construire. Alors, il devient absolument
nécessaire de trier et rejeter
[viveka-vairagya]. Tout doit être
minutieusement examiné et ce qui n'est pas
nécessaire doit être détruit
sans concession aucune. Croyez-moi, on ne peut pas
trop détruire. Car il n'y a rien de valeur
dans la réalité. Soyez
passionnément impartial c'est
tout.
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