Nisargadatta
: Je n'en deviens pas agité. Je me
contente de faire le nécessaire. Je ne
m'inquiète pas du futur. La réaction
juste en toute situation est dans ma nature. Je ne
m'arrête pas pour réfléchir
à ce qu'il faut faire. J'agis, me remets en
marche. Les résultats ne m'affectent pas. Je
ne me soucie même pas qu'ils soient bons ou
mauvais. Quels qu'ils soient, ils sont. S'ils se
retournent contre moi, je m'en occupe à
nouveau. Il n'y a pas le sentiment d'aller vers un
but dans mon action. Les choses arrivent telles
qu'elles arrivent, non-que je les fasse arriver,
mais c'est parce que je suis qu'elles arrivent. En
réalité rien n'arrive jamais. Quand
le mental est agité, il fait danser Shiva,
comme les eaux agitées du lac font danser la
lune. Ce n'est qu'apparence due à des
idées fausses.
Question : Vous êtes
assurément, vous êtes conscient de
bien des choses et vous vous comportez en accord
avec leur nature. Vous traitez un enfant en enfant
et un adulte en adulte.
Nisargadatta : De même que le grand
océan est imprégné par le
goût du sel, et que chaque goutte d'eau de
mer porte la même saveur, chaque
expérience me donne le sentiment de la
Réalité, de la réalisation
toujours neuve de mon Être.
Question : Est-ce que j'existe dans votre
monde comme vous existez dans le mien ?
Nisargadatta : Bien sûr vous
êtes, comme je-suis. Mais seulement comme des
points dans la conscience ; hors de la conscience
il n'y a rien : le monde est pendu aux fils de la
conscience ; pas de conscience, pas de monde.
Question : Il y a de nombreux points dans la
conscience ; y a-t-il autant de mondes ?
Nisargadatta : Prenez le rêve, par
exemple. Dans un hôpital il y a de nombreux
malades qui tous dorment et rêvent, chacun
rêvant son propre rêve privé,
personnel, sans relation avec ceux des autres et
sans en être troublé. Tous ces
rêves n'ont qu'un facteur commun : la
maladie. Pareillement, dans notre imagination nous
avons divorcé du monde réel de
l'expérience commune et nous nous sommes
enfermés dans un nuage de désirs et
de peurs, d'images et de pensées, d'opinions
personnelles et de concepts.
Question : Cela, je peux le comprendre. Mais
quelle peut-être la cause de cette immense
diversité d'univers particuliers ?
Nisargadatta : Cette variété
n'est pas si grande. Tous les -rêves se
superposent à un monde
commun. Dans une certaine mesure, ils se forment et
s'influencent les uns les autres mais
l'unité fondamentale opère en
dépit de tout. À la racine de tout
cela réside l'oubli de Soi, la
non-connaissance de ce que je suis.
Question : Pour oublier, on doit d'abord
connaître : Connaissais-je le "je suis" avant
de l'oublier ?
Nisargadatta : Bien sûr. L'oubli de
soi est inhérent à la connaissance de
Soi. Conscience et non-conscience sont les deux
aspects d'une vie. Elles coexistent. Pour
connaître le monde, vous oubliez le Soi. Pour
connaître le Soi, vous oubliez le monde.
Qu'est-ce que le monde, après tout ? Une
collection de souvenirs. Il est important de
s'attacher à une chose qui compte, de se
fixer sur "je suis" et de laisser tout le reste.
C'est sadhana. Dans la réalisation il n'y a
rien à quoi s'accrocher et rien à
oublier. Tout est connu, il n'y a rien à se
rappeler.
Question : Quelle est la cause de l'oubli de
Soi ?
Nisargadatta : Il n'y a pas de cause
puisqu'il n'y a pas oubli. Un état mental
succède à un autre et efface le
précédent. La remémoration de
Soi est un état et l'oubli de Soi en est un
autre. Ils alternent comme le jour et la nuit. La
Réalité est au-delà.
Question : Il doit bien y avoir une
différence entre oubli et ignorance.
L'ignorance n'a pas besoin de cause, mais l'oubli
présuppose une connaissance, et aussi, une
tendance ou une capacité d'oublier. J'admets
ne pouvoir rechercher les raisons de l'ignorance,
mais l'oubli a bien quelques fondements.
Nisargadatta : Il n'y a rien qui soit
l'ignorance, il n'y a que l'oubli. Qu'y a-t-il de
mal dans l'oubli ? Il est aussi naturel d'oublier
que de se souvenir.
Question : N'est-ce pas une catastrophe que
de s'oublier Soi-même ?
Nisargadatta : C'est aussi mauvais que de se
souvenir de Soi-même constamment. Il y a un
état, au-delà de l'oubli et du
non-oubli l'état naturel. Se
souvenir, oublier, ce sont des états du
mental conditionnés par les pensées,
par les mots. Prenez par exemple l'idée
d'être né. On me dit que je suis
né - je ne m'en souviens pas. On me dit que
je mourrai. Je ne l'attends pas. Vous me dites que
j'ai oublié, ou que je manque d'imagination.
Plus simplement, je ne peux pas me rappeler ce qui
n'est jamais arrivé ou m'attendre à
ce qui est manifestement impossible. Des corps
naissent, des corps meurent, qu'est-ce pour moi ?
Des corps vont et viennent, dans la conscience,
mais la conscience a ses racines en moi. Je suis la
vie, et le corps et le mental sont miens.
Question : Vous dites qu'à la racine
du monde se trouve l'oubli de Soi. Pour oublier je
dois me souvenir. Qu'ai-je oublié de me
rappeler ? Je n'ai pas oublié que je
suis.
Nisargadatta : Ce "je suis" peut aussi faire
partie de l'illusion.
Question : Comment cela peut-il se faire ?
Vous ne pouvez pas me prouver que je ne suis pas.
Même convaincu de ne pas être, je
suis.
Nisargadatta : On ne peut ni prouver ni
réfuter la Réalité. Vous ne
pouvez pas le faire dans le mental et
au-delà, ce n'est pas nécessaire.
Dans la Réalité, la question
"Qu'est-ce qui est réel ?" ne se pose pas.
Le manifesté [saguna] et le
Non-manifesté [Nirguna] ne sont pas
différents.
Question : Dans ce cas tout est
réel.
Nisargadatta : Je suis tout. En moi, tout
est réel. Hors de moi, rien n'est
réel.
Question : Je ne pense pas que le monde soit
le produit d'une erreur.
Nisargadatta : Vous ne pouvez pas dire
ça avant une investigation complète.
Bien sûr, si par la discrimination vous
laissez aller tout ce qui irréel, ce qui
reste est réel.
Question : Reste-t-il quelque chose ?
Nisargadatta : Le Réel reste. Mais ne
vous laissez pas pas égarer par les mots
!
Question : Depuis des temps
immémoriaux, au cours d'innombrables
naissances je construis, améliore et
embellis mon monde. Il n'est ni parfait ni
irréel. C'est un phénomène
évolutif.
Nisargadatta : Vous vous trompez. Hors de
vous, le monde n'a pas d'existence. Il n'est,
à tous les instants, qu'une réflexion
de vous-même. Vous le créez, vous le
détruisez.
Question : Et je le reconstruis,
meilleur.
Nisargadatta : Pour l'améliorer, vous
devez le renier. Il faut mourir pour vivre. Il n'y
a de re-naissance qu'au travers de la mort.
Question : Votre univers est peut-être
parfait. Mon univers personnel s'amende.
Nisargadatta : Par lui-même, votre
univers n'existe pas. Ce n'est qu'une vision
limitée et déformée du
Réel. Ce n'est pas l'univers qui a besoin
d'amélioration, mais votre façon de
voir.
Question : Comment le considérez-vous
?
Nisargadatta : C'est une scène sur
laquelle on joue un drame mondial. Ce qui importe,
c'est la qualité de la
représentation, non ce que disent ou font
les acteurs mais la manière dont ils le
disent ou le font.
Question : Je n'aime pas cette idée
de lila [jeu]. Je comparerais plutôt
le monde à un chantier dont nous serions les
travailleurs.
Nisargadatta : Vous le prenez trop
sérieusement. Qu'y a-t-il de mal dans les
jeux ? Vous n'avez de but qu'aussi longtemps que
vous ne vous êtes pas accompli
[purna] ; tant que cette plénitude,
cette perfection, n'est pas atteinte, il y a but.
Mais quand vous êtes parvenu à
être complet, quand intérieurement et
extérieurement vous êtes pleinement
intégré, alors vous jouissez de
l'univers, vous n'y trimez plus. Aux yeux de ceux
qui ne sont pas intégrés vous
paraissez besogner dur, mais cette illusion est la
leur. Les sportifs paraissent faire des efforts
surhumains, cependant, leurs seules motivations
sont le jeu et le spectacle.
Question : Entendez-vous par là que
Dieu ne fait que s'amuser, qu'il s'adonne à
l'action gratuite ?
Nisargadatta : Dieu n'est pas seulement
juste et bon, il est aussi beau
[satyam-shivam-sundaram]. Il crée la
beauté pour la joie qu'elle donne.
Question : Alors la beauté est son
but !
Nisargadatta :
Pourquoi introduire la notion de but ? Le but
implique le mouvement, le changement, une
idée d'imperfection. Dieu ne recherche pas
la beauté, tout ce qu'il fait est beau.
Direz-vous d'une fleur qu'elle s'efforce
d'être belle ? Être belle est dans sa
nature. Pareillement, Dieu est la perfection
même et non un effort en vue de la
perfection.
Question : Le but se réalise dans la
beauté.
Nisargadatta : Qu'est-ce qui est beau ? Tout
ce qui est perçu dans la joie est beau. La
joie est l'essence de la beauté.
Question : Vous parlez de Sat-chit-ananda.
Que je sois, c'est évident, que je
connaisse, c'est évident, mais il n'est pas
du tout évident que je sois heureux.
Où est passé mon bonheur ?
Nisargadatta : Soyez pleinement conscient de
votre Être et vous serez heureux en pleine
conscience. Parce que vous poussez votre mental
à prendre son envol, puis le laissez se
poser sur, ce que vous n'êtes pas, vous
perdez la notion de bien-être, d'être
bien.
Question : Dans le monde il y a deux voies :
le chemin de l'effort [Yoga marga] et le
chemin de la facilité [bhoga marga]
; tous les deux conduisent au même but
la libération.
Nisargadatta : Pourquoi appelez-vous bhoga
un chemin ? Comment la facilité peut-elle
conduire à la perfection ?
Question : Celui qui renonce [yogi]
trouvera la Réalité. Celui qui jouit
pleinement [bhogi] y parviendra aussi.
.
Nisargadatta : Comment pourrait-il en
être ainsi ? N'est-ce pas contradictoire
?
Question : Les extrêmes se
rencontrent. Il est plus difficile d'être un
bhogi parfait qu'un yogi parfait. Je suis un homme
simple et je ne veux pas m'aventurer à des
jugements de valeur. Après tout, le bhogi
comme le yogi sont absorbés, l'un comme
l'autre, dans la recherche du bonheur. Le yogi veut
un bonheur stable, durable; le bhogi se satisfait
de l'intermittent, de
l'éphémère. Et bien souvent le
bhogi s'épuise plus dans cette quête
que le yogi.
Nisargadatta : Que vaut ce bonheur pour
lequel il vous faut lutter et travailler sans
rémission ? Le vrai bonheur est
spontané et sans effort.
Question : Tous les êtres recherchent
le bonheur. Seules les voies diffèrent.
Certains le cherchant au-dedans, ils sont
appelés pour cela yogis. D'autres le
cherchant à l'extérieur et ils sont
condamnés en tant que bhogis. Cependant ils
ont besoin les un des autres.
Nisargadatta : Le plaisir et la souffrance
alternent. Le bonheur est inaltérable. Ce
qui peut être recherché, et
trouvé, n'est pas l'objet vrai. Trouvez ce
que vous n'avez jamais perdu : trouvez
l'inaliénable.
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